1. La gnose, fascination pour le secret
Les hérésies, ce n’est pas ce qu’on imagine !
Pour beaucoup, une hérésie, c’est une erreur. Une erreur plus ou moins choquante. Comme lorsqu’on dit :
« Boire du vin blanc sur une viande rouge ? Quelle hérésie ! »
Dans le langage de l’Église, une hérésie, c’est plus grave et plus dangereux qu’une erreur. L’Eglise combat les hérésies comme des mensonges toxiques. Est-ce parce que l’Eglise craint ceux qui ne pensent pas comme elle ?
Erreur et hérésie
Une erreur, c’est une défaillance de l’intelligence. Faire des erreurs, ça arrive à tout le monde.
L’hérésie n’est pas une simple erreur ; elle implique un choix, une « préférence ». C’est d’ailleurs l’un des sens du mot grec airesis : faire un « choix ».
Or, un choix, c’est avec la volonté qu’on le fait. Avec une hérésie, ce n’est pas tant l’intelligence qui est concernée que la volonté. Je fais une erreur ? Ce n’est pas grave. Mais si je m’obstine dans cette erreur, alors que l’Église me met en garde, mon erreur pourrait devenir une hérésie.
L’éventail des hérésies
Les hérésies portent sur bien des points de la foi chrétienne : la Trinité (un seul Dieu en trois personnes), le Christ (une seule personne en deux natures), la Vierge Marie, les anges et les saints, l’Église, les sacrements, la Bible…
Mais l’origine de beaucoup d’hérésies, c’est sans doute la mécompréhension de ce qu’est le monde. Beaucoup de systèmes philosophiques et religieux sont « cosmophobes ». Le dénominateur commun de ces doctrines, c’est un malaise à l’égard du cosmos. Dans ce monde, on se sent mal. On s’y sent comme en exil. La vraie vie est ailleurs. Il faut s’enfuir.
Mon corps, quel boulet ! Voilà ce que certains ressentent quand ils pensent à leur corps. Comme si notre corps était une carapace trop lourde à porter. Comme si nous étions des bernard-l’hermite de passage sur la terre. Nous empruntons une coquille, puis, une fois que notre vie est achevée, nous la laissons enfin tomber pour nous envoler ! Et si nous n’avons pas le niveau pour intégrer le monde d’en haut, hop ! C’est reparti pour un tour. C’est la réincarnation…
Cette manière pessimiste de concevoir la vie terrestre n’est pas catholique ! Elle remonte à l’une des plus veilles hérésies : la « gnose ».
La gnose, fascination pour le secret
Nous sommes au IIe siècle. Les successeurs des apôtres luttent contre une doctrine qui fleurit un peu partout autour de la Méditerranée. En Égypte, en Asie mineure, à Rome et jusque dans la vallée du Rhône, se forment des foyers « gnostiques ».
« Gnosis » est un mot grec qui signifie « connaissance ». L’idée des gnostiques est que nous sommes sauvés si nous avons accès à une connaissance supérieure. Cette prétendue connaissance est secrète. Elle est réservée à une élite d’initiés.
Cette doctrine secrète nous est connue grâce à saint Irénée, le deuxième évêque de Lyon, qui a écrit une réfutation de la gnose dans les années 180-190 (c’est son fameux Contre les hérésies).
Les gnostiques possèderaient notamment un évangile que les chrétiens ne connaissent pas, un évangile connu seulement par une élite capable de le comprendre : l’Évangile de Vérité, d’un certain Valentin. Ce texte a finalement été trouvé à Nag Hammadi en 1945, dans le désert égyptien. Comme les évangiles apocryphes qui ont fait couler beaucoup d’encre, ce cinquième évangile ne nous apprend finalement rien de consistant sur Jésus et les apôtres.
L’anthropologie gnostique
La gnose prétend que le monde est mauvais.
Ce monde mauvais a été façonné par une divinité malveillante, qui pourrait bien être le Dieu Créateur de la Bible. Mais Jésus, lui, nous aurait révélé un autre Dieu que celui des Hébreux, un Dieu inaccessible, qui invite quelques rares élus à élever leur esprit pour s’affranchir de cette matière dans laquelle ils sont tombés le jour de leur naissance.
Dans certains courants gnostiques, on enseigne aux initiés qu’ils étaient à l’origine, de purs esprits. Quoi qu’ils fassent, au terme de leur vie terrestre, la partie divine de leur personne retournera dans le monde d’en haut, abandonnant comme un vieux vêtement ce corps de misère. Cette aristocratie spirituelle a bien de la chance, car les autres, eux, n’auront pas le même destin. Les moins chanceux termineront leur vie au compost. Ces gens-là, en quelque sorte, sont biodégradables ! Il ne restera rien d’eux après leur mort. Bien sûr, ce sont les plus nombreux…
Difficile de ne pas reconnaître derrière cette doctrine un vieux schéma philosophique, diffusé en particulier par Platon, à partir du Ve siècle av. J.C.
Platon jouait sur les mots « sêma » / « sôma ».
Sêma : le tombeau.
Sôma : le corps.
Bref, le corps est un tombeau pour l’âme, et le but de la vie terrestre, c’est de s’en libérer.
L’anthropologie chrétienne
Or ce schéma est incompatible avec la foi chrétienne.
D’abord, les premières pages de la Bible nous révèlent que le monde est une merveille qui reflète la bonté de Dieu. Ce monde est beau – et il est bon.
Genèse 1 : « et Dieu vit que cela était bon » (5 fois) ; « c’était très bon ».
Si nous doutons de cette bonté, lisons ce passage du livre de la Sagesse, écrit quelques années seulement avant la venue de Jésus :
Sg 11, 24 : « Tu aimes tout ce qui existe, tu n’as de répulsion envers aucune de tes œuvres. Si tu avais haï quoi que ce soit, tu ne l’aurais pas créé. »
Le monde est bon. L’homme en est son chef d’œuvre. Malgré son péché, l’homme est si bon que Dieu s’est fait homme. Effectivement, prendre chair ne l’a pas dégoûté…
L’homme est tellement bon, que même son corps, en Jésus ressuscité, est appelé à partager la gloire de Dieu. Si le corps de l’homme était une tare, Dieu aurait-il pris la peine de l’assumer à Noël et de le glorifier à Pâques ?
A cause de la gnose, Irénée a dû rappeler aux chrétiens de son temps, la cohérence du projet de Dieu sur l’être humain, depuis le jour où Dieu l’a appellé à l’existence, jusqu’au jour où il nous fera entrer corporellement dans sa gloire, en passant par ce jour extraordinaire où il s’est incarné.
Bref, le christianisme, c’est la :
- religion de la Création,
- la religion de l’Incarnation
- la religion de la Résurrection
C’est par excellence la religion de la chair. La religion, comme disait Irénée, « du salut de la chair ». Un salut pour « faire participer la chair à la vie de Dieu ».
Depuis le IIe siècle, la gnose a connu de nombreux avatars : le manichéisme au Ve siècle, le catharisme, au XIIIe siècle. Il y a une trentaine d’années, elle a resurgi avec le New Age qui imagine un bonheur désincarné.
Le pape François, dans son exhortation apostolique de 2018 : « Gaudete et Exsultate », met en garde contre elle et contre la tentation de ramener la foi chrétienne à une spiritualité hors sol, enfermée dans les limites de ma pensée, de mes raisonnements, de ma spiritualité.
Ce n’est pas une théorie, ce n’est pas une spiritualité qui nous sauve, c’est quelqu’un : Jésus-Christ, Dieu fait homme pour nous faire entrer dans la vie même de Dieu.
Enfin, dans le christianisme, rien n’est secret. Rien n’est réservé à une petite élite qui aurait connaissance de vérités dont les autres seraient privés. L’Évangile est offert à tous.
frère Sylvain Detoc
Frère Sylvain Detoc est docteur ès lettres et docteur en théologie. Il est frère de la province de Toulouse, il enseigne à l'Institut Catholique de Toulouse. Il a publié plusieurs ouvrages : Déjà brillent les lumières de la fête (Cerf, 2023), La Gloire des bons à rien (Cerf, 2022) et Petite théologie du Rosaire (éditions de La Licorne, 2020).
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