3. Marie, notre soeur et notre mère
La première phrase du « Je Vous Salue Marie » est tirée du premier chapitre de l’Évangile selon saint Luc. Eh bien, la deuxième phrase, elle aussi, vient tout droit de l’Evangile de Luc :
« Marie entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth. Or, quand Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle. Alors, Élisabeth fut remplie d’Esprit Saint et s’écria d’une voix forte : ‘‘Tu es bénie entre les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni.’’ » (Luc 1, 40-42)
Après la salutation des anges, la salutation des hommes
Dans la scène de l’Annonciation, c’est Marie qui était saluée. Et elle était saluée par un ange. Maintenant, la situation s’inverse. C’est Marie qui salue, et elle salue une sœur en humanité : sa cousine Elisabeth.
Et c’est la réponse d’Elisabeth à la salutation de Marie qui va constituer la deuxième phrase du « Je Vous Salue Marie ». Là aussi, les mots ont du poids, car ce sont des mots inspirés. L’ange apportait un message venu de Dieu. Elisabeth, à présent, dit à Marie une parole qui vient également de Dieu. En effet, Elisabeth prophétise. Comme les prophètes de l’Ancien Testament, elle parle ici sous la motion de l’Esprit Saint. Marie est « remplie de grâce » ; et cette grâce déborde maintenant sur Elisabeth, qui est à son tour « remplie d’Esprit Saint ». La grâce, comme la joie du salut, est communicative. Ceux qui récitent avec cœur le JVSM en savent quelque chose !
En somme, la première phrase du « Je Vous Salue Marie » est une parole divine portée par un ange. La deuxième est une parole divine portée par un être humain. Les deux phrases viennent de Dieu, mais Dieu passe par les deux plus belles créatures de sa Création pour les transmettre : il passe par les anges, qui peuplent ce que le Credo appelle « le monde invisible », et il passe par les hommes, qui sont la couronne du monde visible.
Le « Je Vous Salue Marie » nous offre donc une formidable synthèse : parce qu’elle est la Mère de Dieu, Marie est saluée par le monde des anges, représenté par Gabriel, et elle est saluée par le monde des hommes, représenté par Elisabeth et le petit Jean-Baptiste qui tressaille dans le sein de sa mère. Deux mondes qui communient maintenant dans une même joie parce que Dieu nous fait grâce.
« Tu es bénie entre les femmes »
L’ange Gabriel avait complimenté Marie en l’appelant « la Comblée de grâce » et en l’assurant de la faveur de Dieu : « le Seigneur est avec toi ». Maintenant, Elisabeth complimente Marie dans le même sens en lui disant « tu es bénie entre les femmes ».
Parmi toutes les femmes, en effet, Marie peut être dite « bienheureuse » et « bénie ». C’est Marie elle-même qui l’affirme quelques versets plus loin, quand elle laisse jaillir sa louange dans le Magnificat :
« Toutes les générations me diront bienheureuse » (Luc 1, 48)
En disant cela, Marie confirme elle-même l’intuition prophétique qu’Elisabeth avait eue quelques instants auparavant :
« Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur. » (Luc 1, 45).
Pourquoi Marie est-elle bienheureuse ? Parce qu’elle a cru. Elle est une vraie croyante. Elle a mis sa confiance en la parole de Dieu et cette parole, elle l’a mise aussitôt en pratique.
C’est exactement ce que va dire Jésus à son sujet, bien des années plus tard, dans un passage qui parle indirectement de la foi de Marie :
« Une femme éleva la voix au milieu de la foule pour lui dire : ‘‘Heureuse la mère qui t’a porté en elle, et dont les seins t’ont nourri !’’ Alors Jésus lui déclara : ‘‘Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent !’’ » (Luc 11, 27)
Autrement dit, si Marie est « bienheureuse », si Marie est « bénie entre toutes les femmes » c’est plus en raison de sa foi exceptionnelle qu’en raison de sa maternité divine. Voilà qui doit nous remplir de joie à notre tour. Car personne parmi nous ne pourra connaître, comme Marie, le bonheur de mettre Jésus au monde et de l’élever, c’est certain. Mais nous pouvons partager le bonheur plus grand de ceux qui, comme Marie, « écoutent la Parole de Dieu et qui la gardent ». D’ailleurs, la prière du Rosaire n’a pas d’autre raison d’être que de nous inviter à méditer la Parole de Dieu, l’écouter, la garder dans notre cœur et la mettre en pratique, exactement comme Marie.
Le « fruit de vos entrailles »
De même que le nom de Marie n’est pas prononcé par l’ange – Gabriel appelle Marie la « pleine de grâce » –, de même le nom de Jésus n’est pas prononcé par Elisabeth. La cousine de Marie parle du « fruit des entrailles » de Marie. Ah, les entrailles !
Le « Je Vous Salue Marie » est une prière traditionnelle, et comme dans toute prière traditionnelle, ses mots ont vieilli. Avec le temps et la répétition, ils se sont émoussés. Aujourd’hui, on ne parle plus volontiers des « entrailles », encore moins à propos d’une grossesse. Dans la formule « Réjouis-toi Marie », pour atténuer cet aspect vieillot, on dit « le fruit de ton sein » : ça passe mieux. Mais cette expression mérite qu’on s’y arrête, parce qu’elle a, là encore, une résonance biblique fantastique.
C’est d’abord le réalisme de l’Incarnation qui est souligné ici. Jésus est réellement la chair de la chair de Marie. Jésus n’est pas né d’une mère porteuse. Et cette filiation humaine véritable inscrit Jésus dans la lignée du roi David, du patriarche Abraham, et donc dans celle d’Adam, comme le veulent les généalogies des évangiles de Matthieu et de Luc.
Ensuite, le mot « entrailles » a une histoire biblique qui se confond avec celle de la miséricorde de Dieu. Dans l’AT, les « entrailles » désignent symboliquement les sentiments des personnes, et, par transposition, les sentiments mêmes de Dieu. On parle alors des « entrailles de miséricorde », en utilisant concrètement le mot rahamim, qui désigne en hébreu l’utérus de la femme. Dieu est présenté comme un père, mais un père qui aime ses enfants avec des entrailles de mère. Pour ne citer que les passages les plus connus :
« Voilà pourquoi, à cause de mon peuple, mes entrailles frémissent ; oui, je lui ferai miséricorde » (Jérémie 31, 20)
Ou encore « Mon cœur se retourne contre moi ; en même temps, mes entrailles frémissent. » (Osée 11, 8)
Dieu est comme pris de nausée à l’idée qu’il pourrait châtier son peuple au point de le faire disparaître. Non, il ne le fera pas, il prendra pitié de lui. Dans le grec du Nouveau Testament, on transpose ce vocabulaire dans un registre moins féminin mais tout aussi prosaïque : on passe de l’utérus de la femme aux viscères de l’homme. Par exemple, quand Jésus voit la misère des personnes qui viennent à lui, on lit qu’il est « ému de compassion », comme dans la scène de la multiplication des pains chez Matthieu ou Marc, où Jésus a pitié de ces gens qui n’ont rien mangé depuis des heures, ou encore quand Jésus rencontre des malades. Mais le texte grec dit littéralement qu’il « est remué dans ses entrailles » ; on pourrait dire qu’il est « pris aux tripes ».
C’est ce langage très concret que recueille le « Je Vous Salue Marie » quand il parle des « entrailles » de Marie. Marie n’est pas Dieu ; ce n’est pas à elle qu’il revient de pardonner les péchés des hommes. Mais, avec Dieu, elle est profondément émue par notre misère. C’est ce qu’on a voulu dire en lui donnant le titre de « Mère de Miséricorde », mater misercordiae, dans l’hymne célèbre du « Salve Regina ».
« Jésus »
Au Moyen Âge, de même qu’on a introduit le nom de Marie dans la salutation de l’ange, on a fini par introduire le nom de Jésus dans les paroles d’Elisabeth. Et c’est heureux, car, comme le dit saint Paul, en Philippiens 2, 9, Jésus est « le nom au-dessus de tout nom ». Dans les Actes des Apôtres, on parle des prodiges qui sont accomplis au Nom de Jésus. Comme si la personne vivante et agissante de Jésus était là, concentrée dans ce nom.
Ce nom, on s’en souvient, c’est l’ange qui l’a révélé à Joseph, dans l’évangile selon saint Matthieu et à Marie, dans l’évangile selon saint Luc. Ce nom indique la mission de Jésus : « c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Matthieu 1, 21).
En hébreu, en effet, Ieshouah-Jésus signifie « Dieu sauve ». Dans la personne de Jésus, et à travers son nom lui-même, Dieu est là, il est présent, et il agit : il sauve.
En se fondant sur cette mystique du Nom de Jésus, les Orientaux ont développé une très belle méthode de prière, qui consiste simplement à répéter une courte prière qui contient le nom de Jésus : « Seigneur Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi pécheur ». Ils répètent cette formule des dizaines, des centaines, des milliers de fois ! Jusqu’à ce qu’elle imprègne notre être, jusqu’à ce qu’elle s’inscrive dans notre respiration et même dans les battements de notre cœur. C’est ce qu’on appelle la prière de Jésus. Cette spiritualité est devenue particulièrement célèbre avec la diffusion d’un petit livre composé au XIXe siècle, les Récits du Pèlerin russe…
Dans notre tradition latine, le Rosaire joue un peu ce rôle, si l’on veut bien considérer que le « Je Vous Salue Marie » est comme l’écrin qui contient un bijou : le nom de Jésus.
En ce sens, toute cette prière qui s’adresse à Marie trouve son point culminant et son achèvement dans le nom de Jésus. Comme l’a enseigné le saint pape Jean-Paul II, qui aimait beaucoup le Rosaire, la prière mariale est en définitive une prière « christocentrique » : elle fixe notre attention sur Jésus. Ou, pour le dire avec les mots de saint Louis-Marie Grignon de Monfort, Marie nous conduit à Jésus.
frère Sylvain Detoc
Frère Sylvain Detoc est docteur ès lettres et docteur en théologie. Il est frère de la province de Toulouse, il enseigne à l'Institut Catholique de Toulouse. Il a publié plusieurs ouvrages : Déjà brillent les lumières de la fête (Cerf, 2023), La Gloire des bons à rien (Cerf, 2022) et Petite théologie du Rosaire (éditions de La Licorne, 2020).
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