2. Les quatre évangiles, rescapés de la grande épreuve
De 0 à 30 ans, les évangiles sont presque muets sur la vie de Jésus. On sait qu'il meurt vers 33 ans. Cela fait donc un grand trou où les évangiles nous disent peu de choses. Seuls l'évangile de Matthieu, avec deux chapitres, et celui de Luc, deux chapitres aussi, nous parlent de son enfance. Nous n'avons rien chez Marc et rien chez Jean.
On a, bien sûr, voulu combler ce vide avec des vies de Jésus, souvent dites apocryphes, qui viennent nous parler de ces épisodes inconnus. On lit par exemple, dans l'histoire de l'enfance de Jésus, parfois attribuée à saint Thomas, que vers 5 ans, Jésus, près d'un ruisseau, fabrique avec de la boue 12 petits oiseaux d'argile. C'est le jour du sabbat et ça ne plaît pas à tout le monde. Un scribe s'en inquiète et va voir Joseph, le Père de Jésus, et lui dit : « Pourquoi fait-il un jour de sabbat ce qui n'est pas permis de faire ? » On reconnaît ici une interpellation que Jésus recevra dans les évangiles canoniques bien plus tard dans sa vie, mais l'ayant entendu, Jésus frappa des mains et fit s'envoler les passereaux en disant : « Allez, volez et souvenez-vous de moi, vous qui êtes vivants. » Et les oiseaux s'envolent dans le ciel. Un peu plus tard, Jésus marchait avec son père et un enfant, en courant, lui heurte l'épaule et Jésus lui dit : « Tu ne continueras pas ton chemin. » Et aussitôt, est-il écrit, l'enfant tomba, mort.
On voit bien que ces épisodes de l’évangile selon Thomas ne sont pas tout à fait dans la droite ligne de ce que les évangiles canoniques nous rapportent de Jésus. Ils ne sont pas aussi sobres : on insiste sur le miraculeux, on insiste sur Jésus qui, dès 5 ans, a le pouvoir sur le sabbat : on rehausse sa divinité et on rabaisse son humanité. Ces évangiles, pourrions-nous dire, sont un peu gnostiques ! Retour sur la série https://www.theodom.org/serie/detoxifier-la-foi-une-cure-contre-les-heresies/ avec l’extrait vidéo donnant la définition de la gnose : « Jésus ne serait un homme qu'en apparence ! C'est une très vieille hérésie » https://www.theodom.org/video/heresie-gnose/
Les évangiles apocryphes ne sont donc pas dans la ligne des évangiles canoniques, c'est pour ça que l’Église dès les premiers siècles, a considéré que ces évangiles apocryphes n'étaient pas inspirés. On lit en effet, dans la deuxième épître à Timothée : « Toute écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice. »
Toute écriture est inspirée ! Ici, Paul à Timothée invente un mot grec : « Theopneustos ». Théo Théos : Dieu ; Pneustos, pneuma, l'inspiration, l'esprit.
Comment savoir donc si un évangile est inspiré ? On l'a vu, s'il suit la lignée théologique et la sobriété des évangiles canoniques. Mais alors, est-ce-à-dire que les quatre évangiles ont reçu du ciel le message divin et qu'ils ont retranscrit ce qu'un ange, ou Dieu même, leur aurait inspiré ? Regardons, pour mieux comprendre, ces deux tableaux du Caravage qui nous parlent de saint Matthieu : saint Matthieu inspiré par l'ange pour rédiger son évangile.
Dans cette première version dont l'original a été perdu, l'ange tient la main de saint Matthieu. On a même l'impression que Matthieu ne regarde pas exactement ce qu'il écrit, peut-être même ne le comprend-il pas. Peu de place pour l'initiative de l'homme, tout vient de Dieu dans la rédaction de l'Évangile.
Passons au deuxième tableau, c'est la même scène, mais ici l'ange parle à Matthieu qui semble interpréter ses paroles pour écrire son récit. Ici, il y a l'espace entre Matthieu et l'ange. Cet espace entre le rédacteur de l'évangile et l'ange, permet une inspiration authentique, qui prend en compte la personnalité du rédacteur. Il écrit selon ce qu'il entend et selon ce qu'il est.
L'inspiration dont nous parle la deuxième lettre à Timothée ne fait donc pas fi de l'humanité des rédacteurs de l'Évangile.
Les apocryphes ont donc été écartés parce que jugés dissonants par rapport aux quatre évangiles canoniques. Cependant ce n'est pas si simple. On retrouve aujourd'hui, toujours dans l'Église, quelques traces de ces évangiles apocryphes écartés au long de l'histoire.
D'abord dans la liturgie : on fête dans l'Église le 21 novembre, la présentation de la Vierge au temple. Or cet épisode n'est relaté dans aucun des évangiles canoniques mais bien dans le protévangile de saint Jacques. Autre exemple d'apocryphes arrivés jusqu'à nous, les noms des rois mages, Melchior, Balthazar. Enfin, dans l'art. Nous allons voir, avec ce tableau de Robert Campin, qu'un certain nombre de motifs auxquels nous sommes habitués dans les nativités, nous viennent aussi de récits apocryphes.
___________________
Si nous prenons l'exemple de ce tableau de Robert Campin au début du 15e siècle, nous pouvons illustrer les rapports de l'Évangile canonique aux évangiles apocryphes.
Que voyons-nous ? Tout d'abord, nous reconnaissons un groupe de personnages au centre du tableau. Dans un premier ensemble, nous voyons une femme, un homme, et un jeune enfant. Dans un deuxième plan, quelques personnages de style paysan viennent voir l'enfant et dans un troisième plan, nous voyons des personnages colorés et ailés, manifestement une représentation d'anges. Vous l'aurez compris, la scène représente l'adoration des bergers après la nativité de Jésus, dans l'évangile selon saint Luc.
En effet, des deux nativités du Nouveau Testament, Luc est le seul à mentionner la visite des bergers et la présence d'anges. L'enfant, étonnamment posé au sol, est entouré de Marie et de Joseph. Mais deux personnages nous intriguent encore : deux femmes au premier plan sur la droite, jouent manifestement un rôle important dans ce tableau.
L'une est accroupie de dos, l'autre, en face, discute avec elle. Ce qu'elles se disent, est écrit dans les bandelettes blanches qu'on appelle des phylactères. Les anges également s'expriment : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». Rien d'étonnant : c'est ce qu'ils disent au verset 14 de la nativité lucanienne, mais c'est dans l'apocryphe, connu sous le nom de protévangile de Jacques, que nous lisons cette histoire des deux sages femmes. Et que se disent-elles ? « Je ne croirai rien tant que je n'aurais pas vérifié ! » À quoi l'autre lui répond : « “Touche l'enfant et tu seras guérie ! » C'est un peu mystérieux si on ne connaît pas le contexte.
La deuxième sage-femme arrive après l'enfantement et se voit expliquer par la première le miracle : une vierge a enfanté ! Et c'est là qu'elle lui répond : « Je ne croirai rien tant que je n'aurais pas vérifié ». Le récit nous raconte que son doute provoque la paralysie de sa main. La première sage-femme lui dit alors : « Touche l'enfant et tu seras guérie ». La scène n'est donc pas du tout dans l'Évangile mais est-ce si simple ? En réalité, cette scène apocryphe est truffée d'allusions à l'Écriture sainte :
- L'arrivée tardive de la deuxième sage-femme renvoie manifestement à la course de Pierre et de Jean après la résurrection de Jésus dans le quatrième évangile.
- La main paralysée évoque la scène de la main desséchée dans une synagogue de Galilée, racontée par les trois évangiles synoptiques.
- La phrase de la première sage-femme reprend la prophétie de l'Emmanuel au chapitre 7 du Livre d'Isaïe.
- Enfin, le doute de la sage-femme dans la conception et la naissance virginale, se rapporte clairement au doute de l'apôtre Thomas après la résurrection, lorsqu'il dit : « Si je ne mets pas ma main, mes doigts dans ton côté, je ne croirai pas ».
La lecture offerte par le peintre est très biblique. Elle met en scène un texte canonique en écho avec de nombreux passages bibliques par la médiation d'un livre plus tardif. Le peintre commente la Bible avec la Bible. Alors n'est-il pas justement en train de faire la même chose que les évangélistes qui écrivent des évangiles truffés d'allusions à d'autres passages de l'Écriture ? Il nous propose lui aussi une lecture très théologique.
___________________
On lit dans les Actes des Apôtres, au chapitre 20 verset 35 : « De toute manière, je vous l'ai montré, c'est en peinant ainsi qu'il faut venir en aide aux faibles et se souvenir des paroles du Seigneur Jésus, qui a dit lui-même : “ Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir.” »
On lit en note : « Sentence que les évangiles n'ont pas conservée ». Nulle part, dans les évangiles canoniques que nous connaissons, figure cette phrase dite d'après le rédacteur des Actes par Jésus : « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir ».
Cela montre bien que les évangiles, même s’ils sont pour nous une source unique importante et sûre concernant la vie de Jésus, ne sont pas les seuls vecteurs de son histoire qui sont arrivés jusqu’à nous.
Alors le lien entre Jésus et les évangiles, c'est ce que nous verrons dans un prochain épisode.
frère Franck Dubois
Ancien élève de Science Po Paris, frère Franck a vécu de longues années au couvent de Lille, où il s'est spécialisé dans les Pères de l’Église. Il a obtenu un doctorat es patrologie au Centre Sèvres. En 2020, il est père maître des novices à Strasbourg, où il enseigne aussi la théologie à l'université. Il a publié sa thèse : "Le corps comme un syndrome" (Cerf, 2018) et quelques ouvrages plus accessibles tels que : "Attention, chute d'anges" (Cerf, 2021) et "Pourquoi les vaches ressuscitent (Cerf, 2019).
Une question ? Un commentaire ?
Réagissez sur notre forum