4. Transmettre, c’est traduire et bien plus
Voilà un extrait du début des Actes des Apôtres, au chapitre 2, la Pentecôte, que nous connaissons bien : « Ils disaient : "Ces hommes qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens, comment se fait-il, alors, que chacun de nous les entende dans sa propre langue maternelle, Parthes, Mèdes, Élamites, habitants de Mésopotamie, de Judée, de Cappadoce, du Pont et d'Asie, de Phrygie et de Pamphylie, d'Égypte et de cette partie de la Libye qui est proche de Cyrène, Romains en résidence, tant Juifs que Prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue, les merveilles de Dieu." »
Chacun donc entend parler dans sa propre langue, mais parler de quoi ?
Un peu plus loin, Pierre prendra la parole devant cette même assistance et dira : « En somme, celui que vous avez crucifié en le clouant sur la Croix, Dieu l'a ressuscité en le délivrant des affres des enfers. » Jésus, le crucifié, est ressuscité, voilà ce que proclamaient les apôtres le jour de la Pentecôte en toutes ces langues. Ils proclamaient cela bien sûr, sans se baser sur les évangiles qui ne sont pas encore écrits. Nous sommes juste après la mort et la résurrection du Christ. Il n'y a pas encore les quatre évangiles, mais il y a déjà l'Évangile, la Bonne Nouvelle de Jésus, mort et ressuscité. Ce message proclamé par les Apôtres, on l'appelle parfois le « kerux » en grec, « kérygme », en français. C’est l'essentiel de la prédication des apôtres : « Jésus que vous avez crucifié, est ressuscité. » C’est le cœur de la Bonne Nouvelle. Ce message, c'est Pierre qui le porte mais ce sont aussi les douze, qui parlent dans toutes les langues.
L'Église naît, elle est universelle, elle est collective. L'Église naît, alors, nous l'avons dit, que les évangiles ne sont pas encore rédigés. Cela signifie une chose très importante : l'Église précède les évangiles. Cela signifie autre chose de tout aussi important, le christianisme n'est pas une religion du Livre, puisque l'Église précède le Livre ou plus exactement l'Église précède ce que nous appelons le Nouveau Testament et les évangiles. Pour nous, aujourd'hui, cela signifie qu'on ne peut pas lire les évangiles en les dissociant de l'Église qui les a portés et continue de les porter jusqu'à nous. L'Évangile a été rédigé en grec. Jésus, lui, parlait vraisemblablement araméen avec ses disciples, mais quand on a commencé à vouloir rédiger l'Évangile, on a pris le grec qui était la langue la plus répandue dans le bassin méditerranéen, où cette histoire a commencé. Première traduction donc, de l'araméen de Jésus au grec des évangiles. Traduction, nous l'avons vu, qui dès la Pentecôte, s'est élargie à bien plus de langues et qui continue jusqu'à aujourd'hui.
Pour mieux comprendre comment cet effort de transmission et de traduction dans des langues nouvelles continue aujourd'hui, je suis allé rencontrer le frère Rémi-Michel. Rémi a été, pendant un an, missionnaire au Pérou auprès de populations natives de l'Amazonie. Nous allons comprendre, grâce à lui, comment l'Église continue, au fur à mesure qu'elle rencontre de nouveaux peuples à évangéliser, à porter l'Évangile et à le traduire dans les mots et dans la culture des peuples auxquels elle s'adresse.
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Frère Franck Dubois : Bonjour, frère Rémi-Michel !
Frère Rémi-Michel : Bonjour, frère Franck, merci pour l'invitation !
Frère F.D. : Tu as été témoin de l'annonce de l'Évangile dans des langues peu parlées et isolées. Est-ce qu'il suffit de traduire l'Évangile pour en faire comprendre le message ?
Frère R-M : Ma réponse est oui et non… Alors, oui, bien sûr, il faut traduire l'Évangile. C'est ce que font les évangélistes en choisissant le grec pour porter la Bonne Nouvelle. C’est ce que fait Saint-Jérôme avec la Vulgate. C'est ce qu'on a fait jusqu'à aujourd'hui. Donner la possibilité d’accéder aux textes, c’est la première chose que font les Dominicains lorsqu'ils s'installent dans cette région au début du XXe siècle, le frère José Pio Aza notamment. Ils vont passer 30 ans avec eux pour comprendre leur langue, la parler et traduire l'Évangile, traduire les prières et permettre un accès pour ces populations à la Parole de Dieu.
Mais ce n'est pas suffisant… Il ne suffit pas juste de traduire l'Évangile puis de le « balancer » comme ça ! Bien sûr qu'il s'agit de le vivre avec eux, c'est ce que fait Saint-Paul lorsqu'il fonde différentes communautés, eh bien il vit avec les Thessaloniciens, avec les Corinthiens, avec tous ceux qu'il rencontre. Donc les missionnaires, leur objectif, leur objet de vie, c'est la même chose, c'est-à-dire d'abord vivre de l'Évangile au contact des populations ! Et si je retiens les leitmotivs des missionnaires actuels, c'est bien d'aider pastoralement mais aussi socialement les tribus avec lesquelles ils vivent et de défendre leur identité et leur dignité auprès du gouvernement, auprès des grandes entreprises. C'est ça l'Évangile !
Frère F.D. : Est-ce qu'on traduit mot à mot ?
Frère R-M : « Traduire, c'est trahir ! » C'est ce qu'on dit généralement... Donc, il faut toujours essayer de traduire mot à mot, au plus proche, mais bien sûr, ce n'est pas toujours possible. Je prendrai un exemple de choix de traduction qui m'a marqué avec les Machiguengas : c'est le mot "Dieu", bien sûr ! Comment le traduire dans les différentes langues, et comment le faire pour cette tribu Machiguenga en particulier, qui n'avait pas de mot "Dieu" en tant que tel ? Eh bien, les missionnaires se sont servis du mot tasolinci, qui vient donc d'une racine — et je vous donne la totale — qui vient de tasunquiero et du suffixe rinci. Qui est tasunchelo ? C'est le mot pour "souffler", et donc ce mot-là, qui désigne aussi un bambou qui sert à souffler pour activer le feu, est utilisé par les Machiguengas pour parler d'une sorte de divinité qui a tout créé. Donc, ce n'est pas l'équivalent exact de notre mot "Dieu", mais c'est le nom que les Machiguengas donnent à leur créateur. Naturellement, les Dominicains se sont servis de ce mot pour désigner Dieu, le Créateur, Celui qui souffle, celui qui crée par son souffle de l'Esprit Saint. Ainsi, dans la traduction de l'Évangile, le mot tasolinci a naturellement remplacé le mot "Dieu".
Frère F.D. : Et comment faire pour traduire des mots qui ne figurent pas dans la culture d'origine ?
Frère R-M : Il y a plusieurs écoles. Si je prends l'école plutôt protestante, évangélique, avec notamment le SIL, le Summer Institute of Linguistics, qui a fait un travail phénoménal pour traduire ces langues amérindiennes et publier des bibles en langues amérindiennes, eh bien, le choix protestant va parfois être d’essayer à tout prix de traduire le mot et de faire en sorte que les populations indigènes le comprennent parfaitement.
Je prends un exemple : il y a des missionnaires protestants qui ont introduit des moutons dans des villages indigènes, avec l'idée de leur faire comprendre ce qu’était "le bon pasteur". En fait, ça n’a pas été une grande réussite. Les moutons avaient trop chaud, ils sont morts. Bref ! Vous voyez que vouloir absolument créer un désert pour faire comprendre ce qu'est un désert, ce n'est pas possible.
Il y a l'autre extrême, qui est parfois le cas de certains missionnaires, c'est de dire : « On convertit complètement l'Évangile. » Par exemple, si les indigènes n'ont pas de pain mais mangent quotidiennement de la yuca, qui est une racine d'arbre, on va traduire "pain" par "yuca" et célébrer la messe avec de la yuca ! Bon, c'est une école qui peut se défendre, mais l'Église a définitivement pris le parti de dire : « Non, ce n'est pas possible, on ne peut célébrer la messe qu'avec du pain. » Donc, il faut que les gens puissent comprendre un peu ce qu'est le pain.
Face à ces deux extrêmes, soit fondamentalistes, soit hyper-relativistes, on va dire. Eh bien, il y a cette école qui consiste à expliquer, à montrer, à essayer de trouver des équivalences. Je pense, par exemple, aux missionnaires dominicains qui se sont servis des cascades sacrées dans lesquelles les indigènes allaient se plonger pour recevoir le passé des ancêtres, et qui leur disaient : « Le baptême que nous offre le Christ, c'est un peu la même chose. » Voilà ! On va se servir de l'analogie. Je pense aussi à l'achioté : les indigènes, là où j'étais, se peignaient le visage avec de l'achioté, une plante dont les cosses, lorsqu'on les casse, dégagent une couleur rouge très vif. On va se servir de cet exemple pour dire : « Voilà, l'onction de l'huile au baptême. » Analogiquement, il s'agit de la même chose, mais avec le sens du sacrement qu'il faut enseigner.
C'est là qu'il est fondamental de pouvoir traduire et enseigner quelle est la tradition de l'Église, le symbole des apôtres, et les sacrements, tout en se servant d'analogies pour aider à comprendre. Mais ce n'est pas propre à la jungle : dans nos sociétés modernes, il y a plein d'images de l'Évangile qu'on ne peut plus comprendre si on ne nous les explique pas ou si on ne trouve pas d'analogies avec notre quotidien.
Frère F.D. : Et pour finir, frère Rémi-Michel, qu'est-ce que cette expérience missionnaire a changé dans ton rapport à l'Évangile ?
Frère R-M : Ça a changé mon rapport à l'Évangile parce que j'ai fait l'expérience des tensions qu'il y a entre le message du Christ et les réalités, entre la vie de ces gens, leur quotidien, se demander en quoi ils avaient besoin du Christ, en quoi l'Évangile est la source de notre vie en fait ? En arrivant là-bas, j'ai pu voir que je maîtrisais mal la langue, je n’étais pas non plus un grand spécialiste de l'Évangile et pourtant par ma vie auprès d'eux, en essayant de vivre de la Bonne Nouvelle du Christ, de sa charité, du service des plus pauvres, eh bien je vivais vraiment ce que le Christ nous demandait, et je leur portais ainsi le message. Et bien sûr que je suis sorti de là avec un rapport à l'Évangile tout autre et qui me nourrit jusqu'à aujourd'hui.
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Nous le voyons donc, transmettre l'Évangile ce n'est pas seulement une question de mots mais aussi de concept, d'image. Cette traduction de l'Évangile, aussi bien, ne se fait pas seulement dans les langages différents mais dans les cultures. Nous avons vu que l'Évangile continuait aujourd'hui à être traduit dans différentes langues de par la terre, nous avons aussi compris que cette traduction était affaire de mots mais d'images et de culture mais il faut comprendre que même en français aujourd'hui, nous continuons à traduire la Bible, pour que la langue dans laquelle nous la lisons, nous l'entendons, colle avec la culture et la société qui elle-même, évolue. Aussi la Bible continue aujourd'hui à être révisée, à être traduite en français, de façon à ce que nous puissions accueillir le plus savoureusement possible, la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ.
De cela, nous allons parler dans notre prochain épisode : l'Évangile, une bonne nouvelle pour nous aujourd'hui !
frère Franck Dubois
Ancien élève de Science Po Paris, frère Franck a vécu de longues années au couvent de Lille, où il s'est spécialisé dans les Pères de l’Église. Il a obtenu un doctorat es patrologie au Centre Sèvres. En 2020, il est père maître des novices à Strasbourg, où il enseigne aussi la théologie à l'université. Il a publié sa thèse : "Le corps comme un syndrome" (Cerf, 2018) et quelques ouvrages plus accessibles tels que : "Attention, chute d'anges" (Cerf, 2021) et "Pourquoi les vaches ressuscitent (Cerf, 2019).
frère Rémi-Michel Marin-Lamellet
Frère Rémi-Michel est diplômé du CELSA Paris-Sorbonne. En 2023, il est frère étudiant au couvent Saint-Hyacinthe, à Fribourg (Suisse).
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